Qu'est-ce que prendre conscience ? Dans le langage courant, prendre conscience d'une chose signifie s'apercevoir de quelque chose. Mais en réalité cette question est bien plus compliquée que cette simple définition. Avant de tenter d'y répondre, il est d'abord nécessaire de définir les termes qui la composent, autrement dit, voir ce que les termes « conscience » et « prendre conscience » recouvrent. Il y a également un sous-entendu dans cette question, qu'il va falloir aborder : la prise de conscience ne serait pas une perception immédiate, mais un produit de la réflexion. On a ici une distinction nette entre « avoir conscience » et « prendre conscience ». Par ailleurs, si la conscience n'est pas spontanée, si elle nécessite un effort, une prise, cela signifie qu'il existe une part de non-conscience, autrement dit un inconscient. Cette question en entraîne également une autre : prendre conscience de quoi ?
Qu'est-ce que la conscience ? Globalement, on doit tout d'abord distinguer conscience psychologique et conscience morale. La conscience psychologique se définit comme la connaissance immédiate de sa propre activité psychique. Elle constitue l'activité psychique dont le sujet a une connaissance intuitive. Dans le langage courant, la conscience renvoie à toute connaissance immédiate, spontanée.
La conscience psychologique est liée au fonctionnement du cerveau. La condition immédiate d'un état de conscience est une activité des hémisphères cérébraux. La conscience psychologique peut être facilement perturbée et troublée, en fonction de facteurs intérieurs et extérieurs. A ce premier niveau, le phénomène de la conscience peut se définir comme une sorte de vigilance, un état d'éveil, un rapport actif et réactif avec l'environnement. Il y a une perception des stimulations provenant de l'environnement et des réactions à ces stimulations. La relation stimulation-réponse est une relation d'adaptation entre l'être conscient et son entourage.
La conscience est la présence au réel, présence au monde (objective) et présence à soi (subjective). Cependant, cet état conscient est fragile et variable. Ses degrés sont liés au niveau d'attention : on est plus ou moins attentif à une chose, plus ou moins présent à la réalité. On peut dire qu'il y a une alternance des rythmes de conscience : on ne peut être attentif que dans un domaine en même temps, et cette attention est plus ou moins intense. Si on concentre son attention sur une chose précise, on est forcément distrait aux autres secteurs de la réalité.
La conscience morale, quant à elle, correspond à la faculté de porter des jugements de valeur morale sur ses actes. La conscience morale est cette voix intérieure, qui permet à chaque être humain de statuer sur le bien ou le mal. Ainsi, avoir une bonne conscience correspond à l'état de la personne qui estime n'avoir rien à se reprocher. Rappelons que la conscience a d'abord eu un sens strictement moral, puisque le sens psychologique de cette notion n'est apparu qu'en 1700. Ainsi, pour Descartes, la conscience est la conscience morale, même s'il s'y ajoute une part de psychologie, par exemple, lorsqu'il affirme qu'on peut prendre complètement conscience de soi.
Après avoir défini la notion de conscience, il nous semble pertinent de nous demander si elle est innée ou acquise, ce qui nous renvoie indirectement aux expressions « avoir conscience » et « prendre conscience ».
Selon Rousseau, la conscience morale est naturelle, innée et universelle, car il y a partout les mêmes idées de justice et d’honnêteté, les mêmes notions de bien et de mal. Ainsi, il écrit : « Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu. »
Pour Descartes, qui met en doute toute chose existante, jusqu'à l'existence du monde extérieur, il découvre une première certitude : même lorsqu'il doute de sa propre existence, il sait qu'il est en train de douter, c'est donc le signe de sa pensée qui l'assure de son existence : « je pense donc je suis » . Pour lui, c'est la conscience qui définit l'homme, elle est donc innée.
Par contre, pour Kant, la conscience est spécifique à l'Homme, mais elle s'acquiert petit à petit. Elle n'est donc pas innée, mais acquise : « Une chose qui élève infiniment l'homme au-dessus de toutes les autres créatures qui vivent sur la terre, c'est d'être capable d'avoir la notion de lui-même, du Je. C'est par là qu'il devient une personne ; et grâce à l'unité de conscience qui persiste à travers tous les changements auxquels il est sujet, il est une seule et même personne. La personnalité établit une différence complète entre l'homme et les choses, quant au rang et à la dignité ». Ce qui caractérise l'Homme c'est donc sa capacité à dire « je » , de se retourner sur soi même pour se constituer comme une conscience de soi ou un sujet.
Si la conscience peut être innée ou acquise, il n'en est pas de même de la prise de conscience. Celle-ci n'est pas spontanée, mais ne peut être que le résultat d'un certain effort intellectuel. Qu'est-ce donc que prendre conscience ? Et prendre conscience de quoi ? Car, comme le disait Sartre, « toute conscience est conscience de quelque chose ».
La première prise de conscience est subjective, elle est la conscience de soi, qui se fait progressivement. L'être humain se découvre, prend conscience de sa réalité, de sa spécificité, de ses goûts, au fil de son développement psychologique, au fil des années. Hegel définissait ainsi la conscience de soi : « Cette conscience de soi l'homme l'acquiert … théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis, penchants du coeur humain et d'une manière générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement, aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur.
La prise de conscience de soi évolue avec le temps. Ainsi, en grandissant, l'enfant prend conscience de qui il est, il se découvre (il découvre ses goûts, ses capacités, ses désirs, ses aspirations, ses craintes...). Mais cette prise de conscience de soi n'est pas statique, c'est un processus en perpétuel mouvement. Elle évolue en même temps que l'être lui-même évolue, en fonction de son environnement intérieur et extérieur. L'environnement intérieur est fondé sur la personnalité et l'éducation, alors que l'environnement extérieur est fondé sur la relation aux autres et le monde qui l'entoure. La relation aux autres, l'expérience personnelle et la connaissance du monde, ou de la réalité qui nous entoure, contribuent à la prise de conscience de soi. Pour prendre un exemple simple, on ne peut prendre conscience de sa propre sensibilité qu'une fois qu'on est confronté à la méchanceté de certaines personnes.
Descartes pensait que l'homme pouvait, avec le temps et l'attention nécessaire, prendre complètement conscience de soi. Mais ce point de vue a été réfuté par Freud, pour qui l'homme ne peut atteindre qu'une petite partie de sa propre réalité, l'autre partie restant enfermée dans son inconscient. Ainsi, quelque soit son degré de maturité, d'éducation et d'attention à son être intérieur, la conscience de soi ne peut jamais être complète.
Le deuxième niveau de prise de conscience est à la fois subjectif et objectif : c'est la prise de conscience des autres. Prendre conscience des autres, c'est reconnaître leur existence, aller vers eux, échanger avec eux et accepter qu'ils soient différents de soi. C'est aussi au contact des autres qu'on prend encore davantage conscience de soi. Confronté à d'autres types de personnalités, on va prendre conscience de qualités ou défauts en nous, que nous ignorions jusque-là. Ainsi la sociabilisation va enrichir et modifier la conscience de soi.
Le dernier niveau de prise de conscience est lui objectif : c'est la prise de conscience de la réalité extérieure, du monde. On va prendre conscience de ce qui nous entoure en faisant un effort d'attention. Plus on sera attentif au monde extérieur, plus on prendra conscience de choses ou de réalités, qui nous sont plus ou moins étrangères. Mais plus que l'attention, c'est l'éducation et la curiosité intellectuelle qui feront que nous serons plus conscients du monde qui nous entoure.
Autrefois, c'était essentiellement l'éducation et les livres qui nous faisaient prendre conscience de la réalité, du monde. Aujourd'hui, les moyens de communication modernes, entre autres la télévision et Internet, contribuent grandement à cette prise de conscience. Ils rendent celle-ci plus rapide et plus vaste. Pour prendre l'exemple d'Internet, quelques clics suffisent à nous faire prendre conscience de nombreuses choses, ou événements se produisant dans plusieurs endroits du monde, et en même temps. On a donc besoin de moins d'attention et de temps pour prendre conscience de beaucoup plus de choses.
Mais aujourd'hui, cette vaste prise de conscience du monde extérieur mobilise-t-elle autant notre conscience, ou n'est-t-elle plus qu'une simple prise de connaissance ? En ce qui concerne la réalité extérieure (les hommes et le monde), prendre conscience peut, ou devrait, signifier éveiller sa conscience (psychologique et morale) à cette réalité. Ainsi, par exemple, si je prends conscience que des massacres sont commis dans un coin du monde, je n'ai plus le droit de feindre l'ignorance et rester passif, mon devoir en tant qu'être humain ayant une conscience (morale) est de réagir et de m'y opposer par tous les moyens (moraux) qui me sont donnés : contestation verbale, politique ou économique. Prendre conscience du monde extérieur, c'est être conscient, éveillé et réactif au monde.
En conclusion, prendre conscience c'est être en état d'éveil, d'écoute de soi et du monde. C'est être activement présent à la réalité intérieure et extérieure. Mais, sans vouloir jouer sur les mots, il ne peut pas y avoir de prise de conscience sans conscience (morale).