La France les appelle les immigrés, entendez les immigrés de la première génération. Pour nous, ce sont nos pères, ces hommes qui ont tout quitté, leur famille, leur pays et tout ce qui faisait leur vie. Ils ont fait ce sacrifice suprême, essentiellement pour nous, leurs enfants. Pour que nous puissions avoir une vie meilleure que la leur. C'est à ces hommes que j'aimerais rendre ici l'hommage qu'ils méritent.
Pour cela, j'aimerais vous raconter le parcours de mon père, parce que c'est celui que je connais le mieux, mais qui est représentatif de milliers, voire de millions d'autres histoires d'hommes de sa génération.
Mon père a quitté sa terre de Kabylie, en Algérie, en 1956, à l'âge de 21 ans. En partant, il laissait derrière lui sa toute jeune femme, toute sa famille et son pays, alors en pleine guerre de libération. Étant l'aîné de sa famille, il avait décidé de partir pour travailler en France, où il savait que les salaires étaient meilleurs, pour subvenir aux besoins de sa famille. A ce moment-là, il pensait revenir après quelques années de travail.
Comme tous les hommes de sa génération, mon père est très pudique. Il ne nous a jamais réellement raconté la dureté de sa vie, les humiliations et les souffrances qu'il a dû vivre à cette époque, où les Arabes n'avaient aucune reconnaissance et n'étaient bons qu'à fournir, aux entreprises françaises, une main d’œuvre solide et malléable à merci. Il ne nous a jamais raconté les détails de sa vie d'immigré, il ne s'en est jamais non plus plaint, mais au fil des conversations on attrapait au vol quelques confidences de ce douloureux passé. C'est ainsi que j'ai, peu à peu, pu reconstruire cette histoire.
Il était venu s'installer dans la banlieue lyonnaise, où il avait rejoint de lointains cousins qui s' étaient installés dans cette ville et y travaillaient depuis quelques années, en faisant d'incessants retours entre la France et l'Algérie. Dans la semaine qui suivit, il fut employé comme manœuvre dans une entreprise du bâtiment. Depuis lors, il travailla dans ce secteur jusqu'à sa retraite. Comme ses cousins, il s'installa dans un hôtel d'immigrés, où il faisait si froid l'hiver que l'eau de la toilette gelait dans les seaux. A l'époque, aucun Arabe ne pouvait prétendre louer un appartement pour son compte.
En tant qu'Algérien, il a souffert de plus de racisme que les autres Arabes, qui étaient à ce moment là aussi moins nombreux. Un jour, alors qu'on parlait de la situation actuelle, il nous raconta qu'à cette époque, il devait changer de trottoir dès qu'il croisait un Français dans la rue. Il ajouta qu'il était aussi inimaginable pour lui et ses compatriotes d'entrer dans un café ou un restaurant français. Non, chacun vivait dans son monde, et Français et Algériens ne se côtoyaient que sur les chantiers. Aucune cohabitation et aucune amitié possible.
Les années passèrent, et il accepta toutes ses souffrances pour le bien des siens. Après l'indépendance de l'Algérie en 1962, le sort des immigrés arabes commença néanmoins à s'améliorer. En gagnant leur indépendance, les Algériens gagnèrent plus de fierté et de dignité, y compris en France. Quand on a enfin son propre pays, on ne nous regarde plus comme des moins que rien. On n'est plus seulement des travailleurs, on devient enfin des hommes.
Tout de suite après l'indépendance, mon père retourna en Algérie, cette fois à Alger, où sa famille s'était installé pour fuir les sévices de l'armée française. Il commença à travailler là-bas, mais il se rendit vite compte que ses revenus ne suffisaient pas pour faire vivre toute sa famille, même si à l'époque il n'avait encore aucun enfant. Il décida donc de revenir en France, où il s'installa cette fois à Grenoble. Il fut alors embauché dans une filiale de l'entreprise lyonnaise où il était, et y resta jusqu'à sa retraite. A force de travail et d'acharnement, de manœuvre il devint ouvrier hautement qualifié. Je me rappelle encore de sa fierté lorsqu'il gagna une médaille du travail, pour son sérieux , son investissement dans le travail et sa fidélité à l'entreprise.
C'était un ouvrier extrêmement sérieux, au point qu'en 1970, tout de suite après un accident de la route, durant lequel il avait été percuté par une voiture alors qu'il se rendait à son travail en mobylette, il était allé travailler. Ce n'est qu'après avoir commencé à vomir sur le chantier qu'il finit par raconter son accident matinal à ses collègues. Ils le conduisirent alors immédiatement à l'hôpital, où on lui trouva une importante fracture de crâne. Il fut immobilisé à l'hôpital pendant six mois. Puis il reprit son travail. Il garde des séquelles de cet accident jusqu'à aujourd'hui, elles se traduisent par des migraines extrêmement fortes qui durent plusieurs jours. Quand je pense à mon père aujourd'hui, je le vois encore partir au travail à 6h30 ou 7h, alors que je me réveillais pour aller à l'école, et je le revois le soir s'attacher la tête avec un turban pour atténuer sa douleur et pouvoir retourner au travail le lendemain matin. Ni mon père, ni la très grande majorité de ses compatriotes, n'a ruiné la sécurité sociale française. Non, ils ont cotisé à cette caisse, en lui demandant un strict minimum et ils ont vécu grâce à la sueur de leur front ! Mon père détestait les arrêts maladie et ne les acceptait que très rarement, sur les injonctions de son médecin, lorsque sa douleur devenait plus qu'insupportable. Pour lui, sa famille ne pouvait vivre qu'avec l'argent qu'il gagnait dignement. Prendre un argent qui n'était pas le fruit de son travail était pour lui la pire des indignités !
Deux ans avant cet accident, mon père avait réussi, grâce aux démarches multiples d'un collègue français (à ce moment-là, comme je vous l'ai dit, le regard des Français commençait à changer et une telle amitié était devenue possible) à louer un appartement dans le secteur privé, dans une petite commune à la sortie de Grenoble. Il pouvait enfin rêver de faire venir sa femme, et son premier enfant, sa fille qui venait de naître. En juillet 1970, ma mère et moi le rejoignîmes en France. Depuis lors, la vie de mon père s'illumina enfin.
A partir de ce moment-là, je pense qu'il commença à voir son immigration comme presque définitive. Il allait vivre en France jusqu'à ce que ses enfants grandissent, et il ne retournerait dans son pays qu'à la retraite. Maintenant, il n'allait plus accepter les tourments de l'exil pour sa grande famille (mère, frères et sœur), mais pour ses enfants et sa femme. Son objectif était devenu clair : il fallait que ses enfants étudient le plus loin possible, qu'ils réussissent pour justifier son exil et venger ses humiliations !
Après moi, sont arrivés ma sœur et mes deux frères. A nous quatre, il inculqua le désir de réussir. Il ne pouvait pas lire nos bulletins scolaires, mais on le faisait pour lui chaque trimestre. C'était là sa récompense. Par pudeur, il ne nous a jamais dit qu'il était fier de nous, mais son regard en témoignait bien assez. Il ne gagnait qu'un salaire d'ouvrier, ce qui l'obligeait à être économe, d'autant plus qu'il tenait à nous amener en vacances en Algérie environ tous les deux ans. Il était obligé de faire attention à ses dépenses, mais il y a un seul secteur où il ne comptait jamais : l'éducation. Il nous achetait immédiatement, et les yeux fermés, tout ce dont on avait besoin pour l'école. Les livres commençaient à s'accumuler à la maison, et c'était sa grande fierté. Il avait des enfants qui aimaient l'école et qui avaient d'excellents résultats.
Plus tard, à chacun de nos diplômes universitaires il montrait la même fierté pleine de réserve et de pudeur. Je devinais tout le bonheur qu'il éprouvait à dire à ses connaissances que sa fille était en maîtrise ou DEA, que son aînée terminait son doctorat, ou que son plus jeune fils venait de décrocher son Bac S. Il ne connaissait pas la signification de ces noms, mais il nous les faisait répéter jusqu'à ce qu'il les apprenne par cœur. Attention, n'allez pas croire que mon père était prétentieux ou vaniteux ! Non, il était fier et humble, il ne parlait de tout cela que lorsque son entourage le questionnait.
Aujourd'hui, on a tous réussi nos études et on a la chance de faire les métiers qu'on a choisi. On le doit d'abord à Dieu, mais tout de suite après à notre père et à tous ses sacrifices, ainsi qu'à notre mère, à son don de soi et à toute son abnégation. Elle qui ne nous a jamais laissé l'aider à la maison, pour ne pas nuire à nos devoirs.
Aujourd'hui, j'entends et je lis les théories de certains sociologues, qui nous racontent que les pères immigrés ont perdu toute autorité, parce que méprisés par la société française, ils avaient en conséquence perdu (ou n'ont jamais eu) l'estime de leurs enfants. Quelle aberration ! Certes, certains d'entre eux vivent cette situation, mais pour des raisons autres, selon moi. Raisons qu'on pourra aborder une autre fois.
Réfléchissez, quel enfant pourrait avoir honte d'avoir eu un père qui a tout sacrifié pour lui offrir une vie meilleure ? Inimaginable ! Il faut être un enfant indigne et sans cœur ! Il en existe, malheureusement, je vous l'accorde. Mais ils restent minoritaires. Je reste convaincue que la grande majorité des enfants d'immigrés pensent comme moi. Je n'ai jamais eu honte de mon père, loin de là, je suis fier de tout ce qu'il a fait et enduré pour nous. Quand on parle du monde ouvrier, et du manque de fierté de certains de nos coreligionnaires, je dis toujours, avec la plus grande fierté, que mon père était ouvrier, et qu'il a pu élever, et très bien, quatre enfants, grâce à son unique travail et sans jamais percevoir le moindre centime d'aide sociale. Un tel père ne peut qu'hériter du respect et de la reconnaissance, en plus de tout l'amour bien sûr, de ses enfants.
En revanche, j'ai une pensée très émue pour tous les pères et toutes les mères qui ont fait les mêmes sacrifices que mes parents, et les mêmes rêves, sans rien gagner de leur exil. Quel malheur d'avoir tout quitté, famille et patrie, d'avoir accepté tant d'humiliations pour avoir des enfants qui finissent sans aucun repères. Des enfants qui gâchent leur vie, et finissent par vivre plus mal que leurs parents, parce que contrairement à ces derniers qui avaient des valeurs et de la fierté, eux se retrouvent dénués de tout cela !
Toutes les femmes et les hommes de ma génération doivent être fiers des sacrifices de nos parents, et nous devons nous montrer dignes d'eux et à la hauteur de leur abnégation. Ils ont tout abandonné et renoncé à beaucoup de choses pour nous. Ils ont accepté, leur vie durant, d'être définis comme immigrés, avec toute la condescendance, quand ce n'est pas le mépris, que ce terme renferme, pour nous. Tout cela pour que nous ayons une vie meilleure et plus digne de respect qu'eux. Ne l'oublions jamais, et faisons toujours de notre mieux pour gagner la reconnaissance dont ils ont été privés, et pour justifier et légitimer ainsi leur exil. Transmettons également leur histoire et cette responsabilité envers eux à nos enfants, et plus tard à nos petits enfants. Pour qu'ils n'oublient jamais pourquoi nous sommes là, pourquoi nous sommes devenus des Français et non plus des immigrés, et comment nous sommes arrivés là !
N. I.